SEANCE EXCEPTIONNELLE
3 MARS 2002
GRANDS SALONS DE L'HOTEL DE VILLE NANCY

 

 

Intervention de Jean-François DALAISE,

Président du Comité des Armateurs Fluviaux, Président du Port Autonome de Paris

 

PROVOIDEAU
voie d'eau et liaisons flaviales: un enjeu pour le Grand Est

Il m'apparaît que le thème retenu pour cet exposé "voie d'eau et liaisons fluviales: un enjeu pour le Grand Est" mérite, pour être bien apprécié, l'énoncé préalable de quelques grandes données relatives à l'évolution des transports de marchandises en Europe et en France. Ces informations doivent, en particulier, être données, s'agissant du mode de transport fluvial, en raison de la situation actuelle des infrastructures navigables, qui traduit notre singularité à cet égard, sorte d'exception française dans ce domaine.

Je ferai trois remarques :
la première, pour constater que ce n'est véritablement que depuis le milieu des années 80 que la problématique générale des transports a pris place dans les grands débats de société, compte tenu des enjeux en cause: mobilité et mondialisation, efficacité économique, aménagement du territoire, sécurité et préservation de l'environnement, pour ne citer que les plus importants,
la seconde, complémentaire de la première, pour préciser que la dimension fret est désormais prise en compte dans des débats jusqu'alors focalisés sur les seuis déplacements de personnes: la tendance au " tout routier" n'est évidemment pas étrangère à ce phénomène,
troisième remarque, enfin, cette problématique d'ensemble concerne d'abord l'Unlon européenne, les Etats et les Régions et l'on ne peut que se réjouir de l'émergence d'un consensus politique de notre société entre ces trois échelons de compétence, visant à ce que la croissance des transports terrestres ne soit plus assurée aussi majoritairement qu'elle l'a été jusqu'à aujourd'hui par le seul transport routier: c'est à cet objectif que répond la mise en œuvre d'une politique véritablement pluri-modale et intermodale.

Or, toute la question posée tient dans celle du contenu d'une telle politique alors que, notamment en France, les débats actuels tendent à limiter ce dernier au seul binôme rail / route, le transport ferroviaire étant souvent présenté comme la seule alternative au " tout routier ".

Ce constat présente un caractère quelque peu paradoxal si l'on considère l'évolution des parts modales depuis trente ans, faisant en effet appara^'tre que le grand perdant des trois modes de transports terrestre n'est pas généralement celui que l'on croit.

Cette dernière remarque me conduit à vous fournir des éléments d'appréciation objectifs annoncés dans mon propos liminaire.

Avec tout d'abord quelques grandes données sur les trafics de marchandises.

Pour les quinze pays composant l'Union européenne et en soulignant que seuis cinq d'entre eux sont "mouillés", c'est à dire bénéficiant d'infrastructures navigables, I'évolution de chaque mode terrestre à été la suivante :

Entre 1970 et 1999 :
 les trafics routiers ont progressé de 317 % et leur part modale de + 56 %,
—  pour leur part les trafics fluviaux ont également augmenté de 17 %, mais leur part modale a chuté de 41 %,
  enfin seuis les trafics ferroviaires ont chuté tant en valeur absolue, avec moins 16 %, qu'en valeur relative avec moins 60 %.

Si l'on prend la période plus récente de la dernière décennie, c'est entre 1990-1999 que l'on retrouve les mêmes tendances à l'œuvre avec :
—  Pour la route : croissance des trafics + 41 % et + 10 % pour sa part modale qui atteint 75 % du partage intermodal en 1999,
—   Pour la voie d'eau : trafics + 11 % et perte d'un point de sa part modale avec 7% en 1999,
—   Pour le ferroviaire : trafics moins 7 % et encore 6 points de part modale perdus pour ne représenter que 13 % du partage intermodal en 1999.

Ces données parlent d'elles-mêmes et illustrent simplement, quelles que soient les références dans le temps :
—  le rôle dominant du transport routier,
—  la diminution du transport ferroviaire, tant en valeur absolue qu'en valeur relative,
—  la progression des trafics fluviaux, qui ne peut cependant occulter ses pertes de parts de marché face à la route.

Je souhaite faire une autre observation en attirant votre attention sur le fait qu'en 1999 :
  120 milliards de tonnes kilométriques ont été effectuées sur les voies navigables européennes, dont la longueur totale est d'environ 12 000 Km,
  pour sa part et dans le même cadre, le trafic ferré s'est établi à 237 milliards de TKM pour une longueur de réseau de 150 000 Km.

Autrement dit, la productivité comparée des deux modes ressort de l'équation suivante: le transport fluvial a un trafic représentant dans cinq pays la moitié du trafic ferroviaire, effectué dans 15 pays, sur un réseau qui lui est plus de 12 fois supérieur.

Enfin, dernière observation qui découle de la précédente: toutes ces comparaisons générales défavorisent le transport fluvial, en ce sens, qu'à la fois il n'est présent que dans 5 pays sur les 15 de l'Unlon européenne et que, dans ces 5 pays mouillés, il n'est naturellement pas présent sur l'ensemble des territoires des Etats, à la seule exception notable de la Hollande.

Ainsi ces parts modales du transport fluvial (7 % pour l'Union européenne et de 3 % pour la France, de 12 % en Belgique, 15 % en Allemagne et de 43 % aux Pays-Bas) doivent être relativisées à l'aune de la présence effective d'infrastructures navigables, alors que les deux autres modes couvrent et desservent la quasi-totalité des pays européens.

A cet égard, le cas de la France apparaît le plus exemplaire de cette donnée: la desserte fluviale y est effectivement présente que sur une moitié de notre territoire national, de plus 90 % des trafics sont concentrés sur les voies modernes aménagées au grand gabarit. Ainsi de 3 % au niveau national, la part modale du fluvial passe à 11 % sur le bassin de la Seine et à plus de 15 % dans les régions du Bassin du Rhin et de la Moselle.

Cette situation met donc en lumière le lien évident entre l'importance reconnue au transport fluvial et l'existence ainsi que le niveau de qualité des infrastructures dont, localement, il bénéficie.

Cette observation m'amène naturellement au deuxième thème de mon intervention, relatif à l'état actuel de l'Europe des voies navigables, aux projets en cours, au regard de la situation particulière de la France.

Une Europe fluviale en constante progression vers l'Est .... ou le retour de la Mitteleuropa.

La classification normalisée des voies navigables - sans laquelle il serait difficile de comprendre tous les enjeux qui, en termes de compétitivité, justifient les projets de grandes liaisons fluviales inter-bassins comme Seine-Moselle-Rhône - peut être évoquée.

Ainsi les voies navigables européennes sont-elles classées selon la nature des gabarits et des ports, en distinguant principalement :
— la classe I, qui correspond à l'ossature du réseau français réalisé il y a 120 ans par Freycinet et permettant un emport maximal par bateau de 400 tonnes,
— les classes II et IV, correspondant à des aménagements de canaux réalisés notamment en Flandre et en Allemagne au début du siècle: les ports concernés vont ainsi de 400 à 1 500 tonnes,
— la classe V (a et b), est pour sa part apparue plus récemment, dans les années 50, pour permettre l'essor de la navigation par poussage, c'est à dire un pousseur- organe moteur - poussant devant lui de 2 à 6 barges avec une capacité du convoi allant de 2 400 à 6 000 tonnes,
— 
enfin la classe VI b, permettant la navigation par poussage de convois de 6 000 à 12 000 tonnes comme sur le Rhin inférieur à courant libre où il n'y a plus d'écluses.

Pour sortir du pré-carré européen, je soulignerai seulement qu'aux U.S.A. Ia navigation poussée sur le Mississipi est à l'image du gigantisme du pays: y sont couramment exploités des convois de 45 à 60 000 tonnes regroupant plus de 50 barges à la fois.

Pour leur part, les voies navigables européennes se sont progressivement greffées en Est-Ouest sur l'artère ma^'tresse originelle qu'était et qui demeure l'axe rhénan établi géographiquement en Nord-Sud.

Ainsi tout le Nord-Ouest européen des ports de l'Escaut et du Rhin via la Ruhr, le Luxembourg et la Lorraine et jusqu'au triangle des trois frontières de la France, de l'Allemagne et de la Suisse sur le Rhin supérieur bénéficient aujourd'hui d'un réseau maillé et moderne répondant a minima à la classe V.

Depuis quinze ans, ont été également entrepris et réalisés des nouveaux aménagements, relevant tous de la classe V, avec au premier rang de ceci :
— la réalisation de la liaison Rhin-Main-Danube qui relie l'espace rhénan, le couloir danubien et la Mer Noire sur un axe Ouest - Sud/Est,
— 
la modernisation en cours du Mittelandkanal pour le porter de la classe IV à la classe V afin de raccorder de manière homogène sur un autre axe EsVOuest le Rhin, Berlin avec les voies polonaises et celles de la Tchéquie. Un autre effet recherché au travers de ces aménagements consiste naturellement dans l'élargissement des hinterlands des ports de Brême et Hambourg,
— ajoutons enfin que l'Allemagne vient de faire retenir par l'Unlon Européenne l'aménagement du Danube allemand entre Straubing et Willeshofen, afin de favoriser le développement du transport fluvial de conteneurs, qui exige des tirants d'air importants sur les ports.

En première conclusion, il existe donc de toute évidence une Europe des voies navigables dotée d'un réseau moderne et cohérent en extension constante vers l'Est, une évolution géo-stratégique qui s'impose à nous.

Deuxième conclusion, que fait apparaître la carte: la France fluviale n'est ni connectée ni encore moins intégrée à ces grands axes fluviaux, aux seuis exceptions notables du Rhin et de la Moselle.

En d'autres termes: I'Europe fluviale s'arrête à nos frontières, nos grands axes intérieurs pourtant aménagés à la classe V n'étant ni raccordés entre eux ni connectés au réseau fluvial européen.

Ainsi la Seine, le canal Dunkerque-Valenciennes, I'axe Rhône-Saône sont autant d'autoroutes fluviales finissant en cuis de sac, n'étant reliées entre elles que par "des chemins de terre", pour reprendre l'expression de l'ancien Préfet Yvette CHASSAGNE.

Telle est, selon moi, au titre des particularités de la situation fluviale française, la justification des projets fluviaux d'aujourd'hui qui reste plus que jamais d'actualité.

Les grands projets fluviaux français: où en sommes-nous ?

Après le renoncement en 1997 au projet du canal Rhin-Rhône par la vallée du Doubs, deux grands projets bénéficient sur les plans national et européen d'une certaine prise en considération.

Seine-Nord tout d'abord, dont la décision de principe vient d'être prise et visant à relier en classe V le Bassin de la Seine à celui de l'Escaut via l'Oise et le Canal du Nord, conformément à son inscription au titre des Schémas de Services Collectifs de Transports de Marchandises adoptés en 2001 et récemment publiés. Il a fait I'objet de choix concrets pour des aménagements à ses deux extrémités Nord et Sud, mais aussi s'agissant du tracé du maillon central.

L'état d'avancement de cette infrastructure, dont le coût est estimé à environ 2,6 millards d'euros, justifie la priorité de sa réalisation retenue par les pouvoirs publics. Après un certain nombre d'atermoiements ayant remis en cause le respect des délais initialement prévus, un calendrier idéal consisterait, après les études détaillées et la Déclaration d'Utilité Publique, en un commencement des travaux en 2005 et la mise en service de la liaison pour 2010 - 2011.

Seine-Moselle-Rhône ensuite, qui constitue pour sa part l'autre grand projet avec deux maillons complémentaires: Seine-Moselle d'une part et Moselle-Saône d'autre part. Ce projet vise à relier selon un double axe Ouest-Est et Nord-Sud la France fluviale à l'Europe continentale en assurant un large maillage territorial de la voie d'eau. Cet enjeu concerne et implique les collectivités régionales du Grand Est et de la Lorraine en premier lieu. Chacun voit bien aussi toute la dimension européenne de la question en termes d'aménagement du territoire et de développement durable. Il s'agit de contribuer ainsi, au titre de l'intermodalité, à I'amélioration de la desserte de nos façades maritimes atlantique et méditerranéenne vers le cœur européen. Sur ces axes de communication transitent en effet des échanges de marchandises en nombre croissant, qui supposent que I'on prenne la pleine mesure de l'ensemble des retombées économiques attendues et des contraintes environnementales possibles.

Tel est donc bien l'objectif principal de l'Association Seine-Moselle-Rhône que je préside et dont les membres regroupent aujourd'hui la plupart des collectivités locales et acteurs soclo-professionnels concernés par les tracés possibles: Régions, Départements, Villes, organismes consulaires allant de la Haute Normandie ou de Provence-Alpes Côte d'Azur jusqu'à la région Lorraine, carrefour des deux maillons complémentaires composant cette liaison.

Des études préalables vont être lancées très prochainement autour de Moselle/Saône par Voies Navigables de France grâce à un financement acté dans le Contrat de Plan Etat/Région Lorraine 2000-2006. Il est particulièrement significatif de constater que Rhône-Alpes et la Bourçogne souhaitent d'ores et déjà être associées à ces études en participant à leur financement, traduisant ainsi l'intérêt manifeste de ces collectivités pour un projet dans lequel elles se reconnaissent et qui permettrait de régler une partie du problème de l'engorgement des trafics.

Tel est l'état actuel du dossier, avec pour objectif un lancement de sa réalisation dans la prochaine décennie, une fois Seine-Nord définitivement conduite à son terme.

Ceci suppose naturellement que soit pleinement prise en compte Seine-MoselleRhône à l'occasion de la révision du Schéma de Services Collectifs de Transports de Marchandises prévue en 2006.

Il convient bien entendu, dans cette perspective, d'avoir présent à l'esprit la date de la révision du document relatif au Réseau Transeuropéen de Transports prévue par la Commission de Bruxelles en 2004. A l'heure, où le projet Rhin-Rhône abandonné en 1997 ne peut être valablement soutenu qu'à travers la priorité nouvelle représentée par Seine-Moselle-Rhône, au risque d'un nouveau retard préjudiciable aux intérêts de notre pays, il nous revient de prendre dès aujourd'hui les décisions qui s'imposent.

Dans cette perspective, il conviendra de privilégier :
— 
un volontarisme des collectivités régionales directement concernées: aucun grand projet d'infrastructure ne peut émerger en son absence, en lien avec le nécessaire développement de la compétitivité portuaire,
— 
la mise en œuvre au plan national d'une politique véritablement plurimodale s'appuyant sur les trois modes de transports terrestres, ce qui implique le rattrapage de notre retard fluvial par rapport à nos voisins,
— 
un relai européen, au travers d' instruments de planification, des soutiens financiers et des mécanismes de régulation dont disposent les différentes instances de l'Unlon.

Je voudrais terminer par trois considérations, au sujet :
de la modernité du transport fluvial, mode de transport pourtant historiquement le plus ancien, à la fois sûr, écologique et peu coûteux,
de son rôle et de son importance, là où il dispose d'infrastructures modernes et maillées,
et enfin de la géographie des transports qui est aussi le fruit du volontarisme politique: si la France avait consacré depuis trente ans la moitié du budget allemand relatif aux voies navigables, Seine-Nord et Seine-Moselle-Rhône seraient aujourd'hui réalisées, et notre maillage territorial au titre de la voie d'eau largement achevé.

                                           Retour à l'intervention d'André Rossinot