ALS - Magazine 7 - Avril 2020

8 / ALSMag LES MÉTIERS DU DROIT ET L’IA À côté des aspects scientifiques, et au-delà des questions éthiques et sociétales, l’IA pose un grand défi au droit, en matière de protection de la vie privée, concurrence, propriété intellectuelle, droit de la concurrence, ainsi que, bien entendu, fonctionnement même de la Justice. Nous envisageons dans la suite de cet article trois aspects de la question : en premier lieu les consé- quencesde l’IAsur lesmétiersdudroiteux-mêmes, puis les questions soulevées par les données, et enfin les questions juridiques posées par l’appli- cation de l’IA dans différents domaines. Une étude de 2017 indique que la moitié des cabinets d’avocats de plus de 1000 salariés aux USA utilisent des outils d’IA. Ce taux est inférieur à 10 % pour les autres tailles de cabinets. Mais l’IA ne va pas remplacer les avocats et juristes, qui devront encore longtemps gérer leurs clients et plaider. De plus, il convient de distinguer entre les effets d’annonce et la réalité d’utilisation et de déploiement. Il est intéressant de noter que la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) a énoncé en 2018 une Charte éthique européenne d’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires et leur environnement [6] . La CEPEJ identifie cinq principes : f respect des droits fondamentaux, f non-discrimination, f qualité et sécurité des décisions, f transparence, neutralité, intégrité, f maîtrise par l’utilisateur. Dès les années 1980, l’IA est entrée dans le domaine du droit par l’intermédiaire des systèmes experts (cf. ci-dessus) [7] [8] . Le principe est de représenter l’expertise juridique et la jurispru- dence par le biais de différents modèles de connaissances : règles, arbres de décision, ontologies. Le développement de tels systèmes était long, délicat et coûteux, car nécessitant une implication longue et fastidieuse d’experts humains. Malgré de réels succès, notamment en gestion de contrats, les systèmes experts n’ont pas connu de grands développements [9] . Le traitement du langage naturel écrit a également fait l’objet de plusieurs développements, notamment pour améliorer la recherche dans des bases de données juridiques (utilisation de méthodes évoluées de synonymie, désambiguï- sation, etc.) et demeure un des points forts de l’IA dans le domaine juridique. En 2014, la société canadienne Ross Intelligence a mis au point un moteur de recherche en langue naturelle sur les lois et la jurisprudence américaine dans des domaines précis tels que le contentieux, les faillites ou la propriété intellectuelle. Le coeur du système est le logiciel Watson d’IBM qui en 2011 avait gagné au jeu télévisé américain Jeopardy! relatif à des questions de culture générale posées en langue naturelle. Il a depuis été étendu au domaine juridique, mais aussi à la santé et à la banque. La langue naturelle est également centrale dans les nombreuses applications dites de contract review (détection, analyse et classifi- cation de clauses dans les contrats anglo-saxons, aide à la rédaction d’actes, recherche de juridiction comme le propose la société Casetext ) ou encore de systèmes interactifs de consultation (chatbots) de renseignements ou d’aide dans la démarche d’un justiciable. Unautredomainedans lequel l’IAa fait récemment son entrée est celui de la justice dite prédictive (predictive justice) [10] [11] . L’idée est de calculer la réponse la plus probable de la juridiction confrontée à un certain cas. Une société française dite de legal tech, Case Law Analytics, propose ainsi des solutions de quantification du risque pour une aide à la décision en matière de stratégie contentieuse. L’idée est d’analyser la jurispru- dence dans un domaine précis pour proposer des décisions analogues à celles qui seraient prises par les juridictions. S’appuyant sur des bases de données de milliers de décisions judiciaires, l’analysemathématiquedurisquepermetd’estimer la probabilité des issues possibles. Comme pour toutes les applications fondées sur l’analyse de grandes bases de données, le résultat est d’autant plus fiable que la base de données est vaste et représentative du domaine. La société française Predictice se situe sur ce même créneau en se focalisant sur le droit du travail et la responsabilité civile. La justice américaine expérimente différents logiciels de justice prédictive, notamment PSA (Public Safety Assessment) pour décider si un prévenu doit être ou non emprisonné avant son procès, et COMPAS pour déterminer la tendance de récidive d’un criminel. Bien qu’adoptés dans certains États, ces logiciels sont pour l’instant d’une fiabilité jugée souvent insuffisante et ne sont que des outils au service des juges, ici encore seuls maîtres des décisions, in fine . Néanmoins, l’impact grandissant de l’IA aura sans nul doute un effet sur le rôle du juriste de demain, comme sur beaucoup d’autres professions (par exemple celle de médecin radiologue), en lui permettant de se concentrer sur les tâches les plus délicates à haute valeur ajoutée et sur les relations interper- sonnelles. Des systèmes de police prédictive sont également en développement dans différents pays. On peut citer PredPol, système largement répandu dans plusieurs pays, ou en France, PredVol, une appli- cationdédiéeauvoldevéhicules.De telssystèmes sont encore en phase d’expérimentation. La quasi-totalité des applications potentielles décrites ci-dessus sont liées à un apprentissage des systèmes d’IA fondé, comme on l’a vu, sur l’examen de corpus important de données. La disponibilité des données judiciaires brutes (avec anonymisation ou protection des données personnelles) téléchargeables en open data est donc un préalable indispensable. Une telle ouverture existe de fait dans le cadre du « Parte- nariat pour un gouvernement ouvert », PGO, organisation non gouvernementale réunissant près de 70 États membres (dont de nombreux États membres du Conseil de l’Europe) ainsi que des représentants de la société civile et des industriels géants du numérique. Toutes ces applications sont prometteuses, mais doivent être bien améliorées avant d’être utilisées de façon routinière, tout particulièrement en ce qui concerne la fiabilité des décisions proposées ou le caractère non biaisé de ces décisions, comme l’ont montré des essais effectués aux USA. Pour l’instant, il est sage de ne les considérer que comme un outil d’aide à la décision à la disposition des professionnels dans leurs domaines respectifs : tribunaux, avocats, services juridiques ou assureurs. Cela conduira inévitablement à une forte diminution des postes correspondant à des fonctions les moins qualifiées, un phénomène que l’on retrouve dans de nombreuses professions. Les juristes devront apprendre à travailler avec l’IA ; ce qui implique une formation à ce domaine. L’intelligence artificielle et le droit

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