ALS - Magazine 7 - Avril 2020
ALS MAG ALSMag / 33 Le droit à l’erreur du chercheur, en l’absence d’inconduite L’épistémologie des sciences a mis en évidence, depuis les travaux de Popper, que la science progresse par la réfutation d’hypothèses que le scientifique doit vérifier, pour les confirmer ou les infirmer, sans que ces hypothèses aient une autorité dogmatique particulière 19 . L’avancée de la science procède donc d’hypothèses qui, pour certaines, seront confirmées, tandis que d’autres seront finalement infirmées comme fausses ou erronées. Karl Popper décrit ce processus par l’anglicisme de « falsification » qui vise en réalité, en français, la « réfutabilité » sur le temps long. Dans une certaine mesure, l’erreur du chercheur est consubstantielle à l’activité de la recherche, comme elle est consubstantielle à toute activité humaine. Une première analyse de l’erreur du chercheur suppose d’énoncer plusieurs distinc- tions. Il convient d’abord de distinguer l’erreur commise dans le cadre d’une recherche fonda- mentale, de l’erreur commise dans le cadre d’une étude d’application. La première sera ensuite infirmée et contribuera à l’avancée de la science 20 . La seconde emporte des conséquences concrètes et crée potentiellement des dommages directs au commanditaire de l’étude. Il convient ensuite de distinguer l’erreur commise par le chercheur ayant réalisé les meilleurs efforts et mobilisé les ressources intellectuelles ou techniques dispo- nibles au moment de sa recherche, de l’erreur commise par le chercheur dans le cadre d’une inconduite scientifique, en méconnaissance des principes méthodologiques et éthiques. Ces différents paramètres sont à prendre en considé- ration pour instituer un régime juridique qui respecte une balance des intérêts. Sauf à paralyser l’initiative et la recherche, il a été proposé de reconnaître au chercheur respectant les principes éthiques et les données actuelles de la science « un droit à l’erreur scientifique » 21 . En revanche, l’inconduite scientifique ne doit faire l’objet d’aucune tolérance. Les aspects de l’inconduite scientifique L’expression d’inconduite scientifique désigne diverses pratiques dénoncées par la communauté scientifique et analysées par les juristes 22 . La forme d’inconduite scientifique la moins grave au plan moral, et paradoxalement la moins répandue, est celle résultant de l’usage de protocoles de recherches inadaptés et de toute autre forme de méconnaissance méthodologique. Les résultats de la recherche se trouvent ainsi viciés par une erreur involontaire des chercheurs, par exemple l’usage de souris de laboratoire aux caractéristiques génétiques inappropriées à l’expérience. Une autre forme d’inconduite scienti- fique consiste à embellir les données recueillies lors de l’étude. L’embellissement des données ne résulte pas au sens strict d’une falsification des données, mais d’un usage sélectif des données recueillies dans un sens favorable à l’hypothèse de recherche. La forme la plus grave de l’incon- duite scientifique réside sans conteste dans la fraude. Or la fraude en matière de recherche scientifique connaît de multiples visages. Les plus connus sont la production de fausses données et le plagiat. Mais, il est arrivé qu’un chercheur usurpe l’identité d’un tiers pour se porter reviewer de son propre article et en faciliter la publication 23 . Une autre pratique douteuse consiste à réaliser la multi-publication d’une même recherche dans plusieurs revues pour en accroître l’impact. Une pratique, tout aussi frauduleuse, consiste à saturer les revues scientifiques d’articles portant sur des hypothèses de recherche pré-orientées, afin de ralentir l’émergence et la prise en considé- ration de recherches nouvelles contraires à des intérêts économiques puissants 24 . Cela a été dénoncé comme la fabrique du doute. Les causes de l’inconduite scientifique L’inconduitescientifiquedoit,comme toutmanque- ment, être analysée au cas par cas. Il n’en demeure pas moins que certains éléments du contexte actuel de la recherche scientifique favorisent, de façon systémique, l’inconduite scientifique. Le premier élément réside assuré- ment dans la tentative de captation du pouvoir intellectuel des chercheurs par des intérêts parti- culiers, en particulier des intérêts économiques puissants qui s’emploient à asservir la science à l’accomplissement de leurs buts propres. L’action des lobbyistes auprès des institutions europé- ennes l’illustre malheureusement, les lobbyistes s’employant à promouvoir sélectivement les publi- cations scientifiques qui leur sont favorables et à dénigrer les autres. Leur action est tellement puissante que les institutions de l’Union europé- enne sont désormais soupçonnées de retenir les résultats d’études scientifiques qu’elles ont financées et dont la publication pourrait infléchir certaines politiques sectorielles. Mais la captation va parfois encore beaucoup plus loin, lorsque les groupes industriels commanditent des « publica- tions truquées » dont les résultats faussés légitiment leurs activités économiques auprès des décideurs. L’affaire des Monsanto Papers , révélée par des journalistes d’investigation, en constitue un exemple malheureusement frappant, qu’il s’agisse de promouvoir des publications biaisées ou de dénigrer des publications gênantes. Le deuxième élément, souvent mis en exergue, tient à ce que le dialogue entre scientifiques est désormais remplacé par une compétition impla- cable, entre les équipes et entre les chercheurs pris individuellement. Cette compétition a ses indicateurs, la publimétrie et les impact factors des revues scientifiques ; elle a ses enjeux, avec l’attribution de crédits de recherche publics ou privés. Il en résulte que l’inconduite scientifique est présentée comme un effet secondaire indési- rable d’une culture de l’excellence 25 mal comprise.
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