ALS - Magazine 6 - Septembre 2017

ALS Mag / 9 ALS MAG ce matériau sur mesure, l’ingénieur fait feu de tout bois : jouant sur la microstructure au niveau sub-micrométrique, il développera des gradients de microstructures sur des échelles comparables à celle de la pièce. S’inspirant des approches de la mécanique des structures, il développera des géométries de répartition de la matière à des échelles millimétriques. Associant des propriétés structurales et des propriétés fonctionnelles, il mariera des matériaux de nature, de familles différentes (Figure 7). La dichotomie entre matériau et dispositif s’estompe, la distinction entre matériaux fonctionnels et matériaux de structure devient floue. Il développera des mousses, des tissus, des treillis, et comme les degrés de liberté ainsi offerts sont virtuellement infinis, il devra concevoir le « multi-matériau architecturé » par le calcul avant de le réaliser, pour identifier a priori les solutions prometteuses. Cette évolution vers le matériau « sur mesure » a pour force motrice la multifonctionnalité croissante des cahiers des charges. Elle a pour guide la modélisation multi- échelle et multi-physique. Elle nous éloigne plus encore des matériaux que nous donnait la nature, mais par un étrange paradoxe, elle nous y ramène aussi. En redécouvrant l’architecture des matériaux comme une variable d’optimisation, l’ingénieur redécouvre le secret de la variété des matériaux naturels. Le graal ultime serait de pouvoir s’inspirer de la nature non pas simplement pour développer des matériaux multifonctionnels performants, mais encore pour mettre en œuvre des mécanismes de guérison « in operando » qui assureraient aux matériaux une plus grande durabilité. Au cours des siècles l’ensemble des matériaux s’est enrichi, l’utilisation des matériaux a varié, mais les matériaux n’ont pas disparu. On a souvent parlé, avec beaucoup de légèreté, d’une dématérialisation de l’économie. Faute d’avoir gardé à l’esprit cette évidence qu’il faut des matériaux pour réaliser des voitures, des matériaux pour fabriquer des ordinateurs, des matériaux pour faire les trains et les avions, on peut dire de considérables sottises sur la dématé- rialisation de l’économie. La récente fascination pour l’économie numérique ne doit pas nous faire oublier que les matériaux sont indispensables pour la mettre en œuvre, et qu’inversement, les évolutions scientifiques du côté du numérique auront un impact probablement majeur, sinon sur la science des matériaux, au moins sur son ingénierie. Les matériaux demeurent un atout stratégique incontournable, ou une source de faiblesse inquié- tante de nos économies. Il semble à peu près incroyable que l’Europe ait laissé à ce point se dégrader ses capacités de fabriquer et de mettre en œuvre les alliages métalliques. Il est tout aussi inquiétant que les grandes fonderies pour la microélectronique soient positionnées en Chine et aux États Unis, quand ces technologies sont cruciales pour notre défense et notre industrie aéronautique…, domaines où la Chine et les USA sont des concurrents sans pitié. Les matériaux vont devenir une denrée rare et précieuse. Les besoins quantitatifs sont croissants, simplement liés au développement de pays à démographie très dynamique. Les ressources sont limitées, ou tout le moins, les coûts de ces ressources vont augmenter considérablement. De nouvelles exigences sociétales se font jour, aussi bien du point de vue de la production, du transport, du stockage de l’énergie, du point de vue de l’impact environnemental, du point de vue de la santé publique. Des problèmes géopolitiques majeurs comme celui de l’eau vont conduire à une pression accrue sur les matériaux indispensables aux usines de dessalement, à des besoins énergé- tiques considérables. Loin de diminuer, la demande sur les matériaux ira croissant. Toute notre civilisation industrielle puise dans les réserves naturelles pour créer des objets. Dans les sociétés d’abondance, la fin de vie de l’objet est l’obsolescence. Dans les sociétés moins riches, la vie de l’objet est prolongée par des étapes de réparation. Quel sera le sort des sociétés en manque de matériaux ? Nous utilisons aujourd’hui des matériaux dispo- nibles dans la nature, les matériaux naturels (plus ou moins renouvelables, pourvu que la consom- mation n’entame pas le stock), ou les matériaux « minéraux » qui ne se renouvellent pas sauf en des temps géologiques. De cette dépendance totale vis-à-vis des ressources naturelles, nous avons appris à extraire de la matière naturelle les matériaux utiles, en puisant dans les réserves. Est-il réaliste de poursuivre à ce rythme un développement qui conduit à une demande aussi pressante en termes de matériaux ? Il est évident que ce n’est possible qu’en repensant la notion de réserve : la nature n’est pas notre seule réserve. La notion de réserve est hautement subjective, elle dépend du coût que l’on est disposé à payer pour une ressource. Mais la matière utilisée dans les matériaux mis en œuvre dans les produits industriels, est elle-même une réserve, que la fin de vie de l’objet n’est pas son obsolescence, ni même son obsolescence retardée par la réparation, mais que sa fin de vie est le renouvel- lement des réserves, le retour de l’objet vers le statut de « matériau ». C’est sans doute le nouveau défi que devra relever cette ingénierie, mais reste à trouver un modèle économique qui rende viable cette exigence de bon sens. LES MATÉRIAUX DEMEURENT UN ÉLÉMENT ESSENTIEL D’UNE CIVILISATION INDUSTRIELLE : APPRENDRE À GÉRER LA RARETÉ 1/ (Crédit : Wikipedia et Musée minéralogique Seaman (Université technologique du Michigan, Houghton, Michigan, USA). 2/ (Crédit : G. Henrion, IJL, Nancy) 3/ (2009 Board of Regents of the University of Wisconsin System) 4/ (Crédit : P.A. Thiel, Ames Laboratories, USA). 5/ (Crédit : IJL, Nancy et Ateliers Cini, Tomblaine). Figure 7 : Tubulure d’échappement de moteur automobile obtenue en une seule opération par un procédé de fabrication additive associant un polymère à une poudre quasicristalline utilisée comme renfort mécanique. 5

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