ALS - Magazine 2 - Janvier 2011

ALS Mag / 35 Rencontre avec Yves Coppens Yves Coppens est paléontologue. Professeur honoraire au Collège de France, membre de l’Académie des sciences. Il est le découvreur, mondialement connu, de l’hominidé Lucy. Valéry Dubois : Vous dites avoir boudé Darwin. A quel moment avez vous cessé de le bouder ? Yves Coppens: Je l’ai beaucoup lu, de la manière la plus impartiale possible, et j’ai rencontré en effet un grand travailleur. Un homme doté d’un formidable esprit de synthèse. Quelqu’un qui a su utiliser ses prédécesseurs et ses contemporains a bon escient. Et puis la sélection naturelle demeure une réalité. Ma conférence à Cape Town s’intitulait : « Happy Birthday Charles Darwin ». Nous sommes réconciliés car après tout c’est un collègue. V. D. : Quelles principales avancées de la paléontologie avez vous constaté durant votre carrière ? Y. C. : Une insécurité ambiante s’est traduite par une recherche de l’origine de l’homme. La recherche sur le terrain s’est développée. La médiatisation aussi. Un engouement a développé l’intérêt pour le passé, les racines. « La main tendue au passé nous rassure » me disent souvent les gens. Qui dit engouement dit plus de crédits et du coup, la possibilité de faire de plus grandes opérations sur le terrain. A partir de 1967, nous avons lancé de très grandes expéditions en Afrique. Nous avions des équipes d’une cinquantaine de personnes sur place, avec des chercheurs experts capables d’analyser les découvertes. Lorsqu’on a découvert Lucy, nous l’avons vraiment découpé en morceaux et un spécialiste s’est chargé d’étudier chaque partie de son anatomie. On est passé d’une exploitation artisanale à une organisation « semi-industrielle ». L’évolution des technologies a été considérable et nous avons su petit à petit nous les approprier ou passer des alliances avec les disciplines adéquates pour apprendre à nous en servir. L’électronique, l’informatique avec la possibilité de noter sur place toutes les données. Le développement des rayons X, le scanner a permis de se promener à l’intérieur de fossiles sans les briser. Les développements de la génétique, de la datation aussi, ont beaucoup servi à la paléontologie. Tout est allé très vite. V. D. : Vous avez dit : « qu’il faudrait s’interroger sur la façon dont les gènes pourraient enregistrer certaines transformations de l’environnement car le hasard fait trop bien les choses pour être crédible » Dossier > Interview Propos recueillis par Valéry DUBOIS / Image Clé Y. C. : C’est un constat de terrain. Je vois une faune, un écosystème en place et un changement climatique survient. 80% des bêtes vont s’adapter de la bonne manière, les autres vont échouer et s’éteindre. Cela paraît trop beau, le fait que les mutations aillent systématiquement dans le bon sens. Au delà de la transmission génétique incontestable, il y a d’autres transmissions. De plus en plus de monde partage ce point de vue alors qu’à l’époque ce n’était pas le cas. Je suis surpris que tant d’espèces aient juste le bon truc pour réagir de la bonne manière, et je me demande s’il n’y avait pas une action du milieu sur le gène, ou un bout de gène. Ce qui fait que, au final, l’adaptation devient génétique. Si le gène est capable de recevoir l’information du milieu et de susciter une transformation qui va dans le bon sens, cela facilite l’adaptation... J’ai raconté cela une fois à l’Académie des Sciences. François Jacob a bondi en disant : « Ça sent le soufre ici ! ». C’est en effet très peu orthodoxe, mais il ne s’agit pas non plus de revenir à Lamarck ! V. D. : Comment survit le créationnisme alors que tant de preuves scientifiques ont été accumulées en faveur de l’évolution? Y. C. : La foi mène le monde, cela ne se discute pas. Beaucoup de gens sont attachés sans nuance aux textes sacrés. A partir du moment où ces textes sont pris au pied de la lettre, on peut ne pas laisser de place à la science. Il y a des choses qui coïncident mais en dehors de ça, ces textes datent tous de quelque milliers d’années, une époque à laquelle on ne percevait pas la base de l’évolution biologique. Là où je deviendrais virulent c’est lorsqu’ils se servent de la paléontologie et la détournent. La science c’est l’hypothèse, le doute, le scepticisme donc cela s’oppose forcément à la foi car quand on a la foi, il ne peut y avoir de doute. Chercher des preuves du côté de la science, c’est tricher. Que le créationnisme, que l’islam se développent par ailleurs pourquoi pas ! Après tout je ne suis pas missionnaire. Reste que notre histoire est celle d’une matière qui ne cesse de se compliquer, de s’organiser. On a beau essayer de voir les choses autrement, on passe tout de même du quark à la molécule en augmentant la complexité et pas l’inverse, de l’unicellulaire dans l’eau à l’homme sur la terre, encore plus complexe. Nous représentons le contenant de l’état de la matière le plus compliqué qui soit. Ceci nous montre que l’histoire du monde a un sens, ce qui est rassurant. Mais par ailleurs, on se rend compte que l’homme est peu de chose dans la galaxie et quelque chose de considérable en même temps. C’est ce paradoxe que j’aime bien, qui peut se traduire par « mettre l’homme à sa place », une place qui est importante. Ma grand-mère me disait souvent « si toi tu descends du singe, sûrement pas moi ». Elle avait raison de vouloir préserver la dignité de l’homme. Il se trouve que ses racines sont animales mais cela n’a rien de réducteur. L’homme est libre, il est responsable de sa liberté mais n’en prends pas toujours conscience. Je crois en l’humanité. Je crois qu’elle ne cessera jamais de prendre ses responsabilités. Un grand vivier d’ancêtres Entre 10 millions d’années et 3 millions d’années (l’origine de l’Homme), il y a une nouvelle ouverture du paysage à 4 millions d’années. Les pré-humains ont en fait été découverts en milieux mosaïques, entre forêts (milieux couverts) et savanes (milieux découverts). Si ces gens sont debout et bipèdes, ils n’en grimpent pas moins, s’ils ont des arbres. S’ils sont bipèdes, c’est pour passer d’un petit bois à un autre. C’est pour cette raison qu’ils se sont mis à manger des racines et s’ils ont ensuite tout d’un coup élargi leur menu à la viande ce n’est pas pour rien ! J’ai beaucoup travaillé sur les éléphants. Ils m’ont souvent guidé. Or il y a quatre millions d’années toute une série de Proboscidiens s’éteignent. Ce sont en général les consommateurs de feuilles, alors que les consommateurs d’herbes que sont les éléphants apparaissent. A ce moment-là, il n’y a plus d’Orrorin, de Toumaï, d’Ardipithèque, mais il y a les Australopithèques. Parmi eux il en est un qui ne grimpe déjà plus : Australopithecus anamensis. S’il ne grimpe plus c’est qu’il n’a plus d’arbres auxquels grimper. Il s’est adapté à un autre milieu, « découvert » par excellence. $ les exaptations (évolutions de structures, vers une fonction qui n’est pas celle d’origine), le fitness, et la néo-sélection. La tête de l’homme a grossi, son cerveau est un peu plus important, plus compliqué. Un seuil est passé. A ce moment-là, il est comme face à un miroir. Il devient conscient. La conscience « C’est savoir que l’on sait » disait Teilhard de Chardin. On dit aujourd’hui qu’il y a des consciences animales, ce dont je suis persuadé. Il n’empêche qu’avec l’homme, la conscience atteint un autre degré, un autre niveau. Comme on sait que l’on sait, on peut avoir un libre-arbitre, une liberté qui fait qu’au lieu d’utiliser un outil de manière directe, on va se saisir d’un caillou par exemple et le modifier selon ses besoins. C’est ce premier homme qui, en ayant eu l’audace de changer la forme d’un objet à son bénéfice, va être le premier à agir sur l’environnement. Il ne faut donc pas culpabiliser l’humanité pour son action sur son milieu. Elle ne fait que poursuivre une adaptation qui a été, en son temps, nécessaire à sa survie et à la nôtre : une sélection naturelle. $ l’homme

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