ALS - Magazine 2 - Janvier 2011

Dossier > Interview Rencontre avec Annette Lexa-Chomard Docteur es sciences, auteure en histoire des sciences Christophe Hanesse : Vous avez étudié en détail la vie de Lucien Cuénot. Qu’est-ce qui mérite un tel intérêt ? Annette Lexa-Chomard : Lucien Cuénot était un homme qu’on ne peut qu’admirer, c’était un personnage attachant, vraiment animé du « feu sacré », passionné par la recherche et par la transmission du savoir. Il aimait provoquer aussi bien dans ses discours que dans sa manière d’être à une époque qui était très conformiste, avec notamment l’influence encore importante de la religion sur la société. En effectuant des recherches sur cet homme pour la Ville de Nancy au Muséum de la rue Sainte Catherine à Nancy, à l’Académie nationale de Metz ou dans sa famille, je suis tombée sur une pépite d’or : une bibliothèque privée, des archives, beaucoup de correspondances, un véritable trésor ! Lorsqu’on étudie les écrits scientifiques, on finit par se fondre dans la pensée de l’auteur : c’est passionnant ! Et j’ai eu la surprise de découvrir que son travail de chercheur reste une référence en la matière. Il n’avait pas peur, il était très ouvert et cela ne le dérangeait pas d’abandonner une hypothèse, et même une théorie, de s’incliner devant les faits. C. H. : Et pourtant la société française ne lui laissa que peu de chances… A. L.-C. : La France a mis du temps à accepter l’idée que les organismes dépendaient de particules génétiques situées dans le noyau des cellules. Au début du XXème siècle, le courant de pensée dominant était le néolamarckisme : l’idée que les êtres vivants évoluent et s’adaptent sous la pression de leur environnement. Dans une France hygiéniste, pasteurienne, on pensait plus à changer l’homme en changeant les conditions de l’environnement. Un étudiant qui aurait fait une thèse de doctorat avec Cuénot dans les années 1910-1920 aurait ruiné sa propre carrière ! Imaginez qu’à cette époque, la génétique était la risée des scientifiques de la Sorbonne ! Dans les années 1930-1940, l’idéologie communiste touchait tous les milieux intellectuels et la génétique, considérée comme une science bourgeoise, était haïe. L’idéologie politique n’est jamais innocente dans l’avancée des sciences. Mais le fait qu’il se soit installé à Nancy, à l’écart du petit parisianisme, l’a beaucoup aidé. Loin de la capitale, il était libre. Une certaine rigueur germanique, sa proximité avec les scientifiques ayant fuit l’occupation en Alsace-Lorraine annexée lui a été profitable. C. H. : Outre ses travaux universitaires, il était également un homme de terrain… A. L.-C. : Cuénot est l’un des derniers grands naturalistes du XXème siècle. Il avait cette capacité d’englober tout le règne vivant avec une approche écologique. Ce qui l’intéressait, c’était d’étudier l’animal dans son environnement et de voir de quelle manière il s’adaptait à cet environnement. C’était un curieux qui n’avait aucun a priori dogmatique. En Lorraine, on bénéficie d’un environnement exceptionnellement varié et Cuénot se rendait souvent dans des grottes, d’anciennes mines de fer où il pouvait observer des espèces cavernicoles. Il a également étudié l’adaptation des animaux dans les mares salées près de Vic-sur-Seille. Il a fait venir les premiers phasmes dans les années 20. Il en a élevé puis s’est intéressé à leur développement : quand un animal perd une antenne, une patte peut pousser à sa place. Cuénot compris très tôt l’importance du développement embryonnaire. L’observation minutieuse de l’anatomie des animaux l’a poussé à se passionner pour les « outils » des êtres vivants, ce qui a attiré l’attention des philosophes de l’époque. A plus de 80 ans, il continuait à faire des travaux d’observation s ur le terrain! Il a toujours été attentif à ne pas déconnecter son travail scientifique de l’observation de terrain. C’est ce qui manque aujourd’hui, cette vision globale du vivant chez un même scientifique. C. H. : A son arrivée à Nancy, Lucien Cuénot est le premier à enseigner Darwin. Quel fut l’accueil réservé par ses étudiants ? A. L.-C. : Tout comme Jean Rostand à l’époque, ses étudiants débordaient d’enthousiasme. En France, à Nancy, Cuénot était l’un des seuls à enseigner la théorie de l’évolution de Charles Darwin. C’était un professeur extrêmement clair, avec un grand sens de l’humour qui a également contribué à l’enrichissement scientifique et à l’excellente réputation de l’Ecole Nationale des Eaux et Forêts de Nancy, où il a donné, très tôt, des cours de génétique. Cuénot donnait aussi des conférences publiques. Il avait cette faculté de passionner son auditoire, de rendre la science accessible à tous. Il a su enseigner la science avec humanisme, alors qu’à cette époque, l’eugénisme négatif faisait des ravages dans les pays anglo-saxons. Si on devait donner aux jeunes l’envie d’aimer la science, on devrait le faire par l’histoire et la philosophie. Si vous n’êtes qu’un chercheur, vous n’êtes qu’un super-technicien, il vous manque l’humanité. C. H. : Et si Lucien Cuénot avait vécu trois ans de plus ? A. L.-C. : Il aurait vécu, en 1953, la découverte de la structure hélicoïdale de l’ADN , la macromolécule constitutive des chromosomes. Ensuite, en une dizaine d’années, les hommes ont décrypté le code génétique, c’est-à-dire la manière dont l’ADN code la synthèse des protéines, les principales briques constitutives du vivant. Mais il a fallu encore une bonne trentaine d’années pour que nous en sachions suffisamment pour comprendre l’évolution en terme génétique. Loin des visions réductrices, Lucien Cuénot avait compris l’importance de la génétique dans le développement, mais en laissant la possibilité d’une influence de l’environnement (ce que nous appelons aujourd’hui l’épigénétique). Finalement, tout ce qu’il avait pressenti s’est confirmé. Propos recueillis par Christophe Hanesse ALS Mag / 31 $

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