ALS - Magazine 2 - Janvier 2011

30 / ALS Mag Ni Dieu, ni maître « Une grave maladie menace la biologie générale : c’est l’intrusion dans la pensée scientifique d’une intolérance philosophique et même politique, qui tend à délimiter une doctrine quasi officielle, en dehors de laquelle il n’est point de salut » écrivait-il dans son ultime ouvrage paru en 1951. Ses modèles biologiques agacèrent les uns, d’autres les évacuèrent car sans intérêt puisque sans réponse dans l’état des connaissances d’alors. Ils apportèrent de l’eau au moulin de ceux qui voulurent y voir là la preuve d’un dessein transcendant d’origine divine. Or Cuénot était agnostique, il eut même des rapports personnels houleux avec la religion dominante et combattit vivement les derniers soubresauts du créationnisme en France. Marcel Prenant, personnage important du Parti Communiste, défenseur d’une biologie marxiste basée sur le matérialisme dialectique contribua à laisser un portrait inexact et injuste de Cuénot : « J’ai été flétri du nom de théologien, je ne pense pas avoir mérité cet excès d’honneur et d’indignité » s’exclamait-il en 1948. Les débats qui agitèrent ce petit monde sont rendus obsolètes par nombre de découvertes. Mais l’approche scientifique sur laquelle s’est assise la biologie moléculaire, issue de cette théorie se montre incapable de prendre en considération le vivant dans son originalité. Ainsi, longtemps, l’impossibilité théorique d’un mode de transmission de l’information de l’environnement cellulaire au génome masqua les mécanismes épigénétiques. La multifonctionnalité des gènes rend plus difficile l’explication simpliste d’un avantage sélectif à tous les niveaux. Nombre de voix - suivant en cela l’écho fort lointain de l’intuition de Cuénot - s’élèvent dans la communauté scientifique pour admettre que la théorie de l’évolution mériterait d’être réactualisée. Encore faudrait-il que nous portions un regard différent sur le vivant. C’est la relation de l’homme au monde qui fonde les découvertes. Du passé, Lucien Cuénot, biologiste lucide et critique mais aussi homme de terrain curieux et amoureux de la nature, nous le rappelle. $ La nature, bricoleur de génie « Vers 1881, un fabricant de gants, Joseph Mertz, inventa dit-on, le bouton-fermoir à ressort, ou bouton-pression… » : c’est ainsi que le premier généticien français nouvellement admis à l’Académie des sciences, introduisit son discours le 23 octobre 1935, à la séance publique annuelle des cinq académies. La pince tridactyle de l’oursin, le bouton- pression de la carapace du crabe, les canules perforées de côté et injectant un liquide toxique ou paralysant, retrouvé aussi bien chez les araignées, les scorpions, ou le fourmilion. Ces pièces ont toutes à l’origine un détournement de pièces anatomiques de leur fonction première (le crochet perforé et creux de la larve de fourmilion est une fusion de pièces buccales) et donc ne trouvent pas d’origine évolutive commune. Cuénot admettait bien déjà que des progrès en biochimie aideraient à la compréhension de ces subtilités évolutives, mais une fois découvertes, et elles le furent, elles n’étancheraient pas totalement la soif de connaissance du héros de Georges Duhamel. Car l’approche réductrice du vivant est bien incapable de prendre en compte des faits d’observation naturaliste comme la morphogenèse de ces merveilleux organes- outils d’une extrême précision, que Cuénot baptisa coaptations : il entendait par là un système de pièces qui fonctionnent ensemble vers un même but et qui ne peuvent pas relever du hasard et de la sélection, peu compatibles avec la survie (fig7). Une aile imparfaite, un aiguillon à venin mal fini ne donnent aucune chance à son possesseur de les transmettre. Les outils inventés par les hommes sont bien souvent imparfaits, ou demandent un entretien et une amélioration constante, et surtout un concepteur. A l’origine de ces outils, il y aurait selon Cuénot un « plan » dans la matière même, une sorte de démon organisateur. A cette époque, il fallait nécessairement se classer parmi les réductionnistes qui ne voyaient que hasard aveugle d’une vie sans but ou parmi les spiritualistes qui voyaient un sens à l’évolution. Cuénot, éloigné du panier de crabes parisien, se rangea maladroitement dans le second clan, signant par là son entrée au purgatoire. $ Article > Annette Lexa-Chomard Les coaptations, terme crée par Cuénot, paraissaient pour le zoologiste nancéien difficilement explicables par le hasard aveugle et la sélection naturelle : il s’agit d’adaptations fonctionnelles extrêmement précises, telles que celles qui relient les ailes de l’abeille et qui reposent sur un système perfectionné de rail de guidage : les ailes ainsi fixées ne forment qu’un seul plan en vol. (dessin de Cuénot))

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